Des nouvelles du front



Je ne prétends pas m'auto-proclamer "envoyée spéciale" en Thaïlande, mais évidemment je ne peux ignorer les récents événements qui tendent à se radicaliser aujourd'hui. Voici donc les infos que j'ai pu glaner.


Ici au Nord, on observe plus qu'on ne subit la crise politique déjà bien entamée. Les télévisions, omni-présentes dans le mobilier thaï, du bureau au restaurant en passant par l'appartement, diffusent des images de Bangkok complètement paralysée et investie de toute part par les manifestants. Chaque jour, ou presque, anniversaire du Roi divinement respecté, nous apprenons une nouvelle décision des leaders ou du gouvernement.

Les thaïs avec qui j'ai pu en discuter, habitués aux coups d’État, ont réellement marre du feuilleton Thaksin et veulent passer à autre chose, bien qu'ils soient reconnaissants des avancées sociales qu'il a procuré aux masses paysannes du Nord et de l'Est, délaissées par Bangkok. Mais son aversion affichée de la Royauté pose problème dans un pays où le Roi est divinisé, sans parler des affaires de corruption qui l'ont rendu célèbre. Une impasse semble pourtant se former, les Démocrates - les chemises jaunes qui manifestent et réclament le départ de la PM, soeur de Thaksin et la mise en place d'une assemblée non élue - n'ont jamais été vraiment populaires en dehors de Bangkok (et qq riches îles) et aujourd'hui encore semblent n'être qu'une élite bourgeoise anxieuse de préserver ses privilèges . On attend donc de savoir s'ils vont prendre le pays par un coup d'état ou si de réelles (..) élections démocratiques (.....) vont avoir lieu en Février comme l'a laissé entendre la PM.

Ci-joint un article qui date de fin novembre. Certes, il y a de nouvelles données aujourd'hui, la dissolution de l'Assemblé par exemple, mais l'article, lucide, fait bien le point sur la situation, rappelant qq éléments sur Thaksin, son ascension, les coups d'Etat précédents, expliquant en quoi cette seconde loi d'amnistie a pu déclencher les manifestations depuis novembre et envisageant différents scénarios de "sortie de crise" bien que l'impasse est pointée du doigt..
(à ne pas oublier non plus et peu abordées ici, les interrogations autour des manières douteuses dont a fait usage Thaksin au moment des élections, pression forte, achat de voix, envoi de "pecnots" du Nord-Est sans retour - pardon, pardon- grossir les rangs des manifestations des Chemises rouges à Bangkok..).
(la fin est à nuancer aussi , "En fait, les thaïlandais ont des problèmes que nous n'avons plus en Europe : ceux relatifs à la redistribution de la croissance." ça se passe de commentaire..).


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Faut-il amnistier Thaksin ? Xavier Colombier

Depuis quelques semaines la Thaïlande bouillonne. Les médias se font l’écho des troubles politiques qui agitent le pays : des milliers puis des dizaines de milliers et enfin, ce matin, des centaines de milliers de manifestants anti-gouvernement sont rapportés par les agences de presse.

Les origines conflits : l'ascension du golden-boy de Chiang Maï
L'enjeu de ces manifestations semble être la question de l'amnistie de Thaksin Shinawatra. Une partie des thaïs étant pour, l'autre franchement contre. Il est vrai que l'homme est clivant. Né en 1949 dans le nord du pays à Chiang Maï (cela a son importance, il ne vient pas de l'eldorado doré qu'est Bangkok), il a fait fortune dans les télécommunications et les médias dans les années 90. Il est vrai que la manière dont cette fortune a été constituée peut soulever des questions. Il est aussi vrai que dans ce type d'industrie mais aussi, de manière générale, dans cette partie du monde, c'est plutôt  la règle. Toujours est-il que le royaume, monarchie constitutionnelle depuis 1932 a déjà connu 15 coups d'Etat avant son élection comme Premier ministre en 2001. L'arrivée au pouvoir du golden-boy provincial de 50 ans est donc vécue comme un double-espoir : l'espoir de l'ancrage démocratique du Royaume et l'espoir de voir les conditions de vie améliorées pour les deux-tiers des thaïlandais laissés pour compte du développement avec l'élection d'un homme du peuple aux responsabilités.
Ces attentes ne sont pas déçues puisque Thaksin, au grand dam des élites de la capitale, commence à redistribuer une partie de la magnifique croissance du Royaume aux plus démunis : salaire minimum, assurance santé universelle, droits sociaux, construction des premiers HLM pour éradiquer les bidonvilles, construction d'écoles, etc. Peut-être s'est-il un peu servi au passage, oui, mais la qualité de vie des thaïs ruraux s'est considérablement améliorée pendant les cinq années de son premier mandat. Résultat ? Aux élections législatives de 2005, c'est un véritable triomphe électoral en sa faveur pour sa ré-élection : il remporte le scrutin avec plus de 60% de voix (40% en 2000) alors que son principale adversaire, le Parti démocrate, arrive certes deuxième, mais avec à peine 16% des suffrages (contre 28% en 2000).

Le coup d'Etat de 2006 : l'arrivée au pouvoir des "jaunes"
L'élite de Bangkok essuie donc un revers politique historique qui s'explique pourtant très bien : dans une Thaïlande a deux vitesses, les écarts de richesse étaient devenus insupportables. Les premières mesures de Thaksin, même imparfaites et vraisemblablement entachées de corruption, ont permis à des millions de paysans et d'ouvriers de rêver à une société meilleure et plus équitable.
La volonté du Premier ministre d'instaurer de nouvelles taxes (comme une taxe sur les successions qui n'existe tout simplement pas) et sa "réussite" économique personnelle sont les clefs du coup d'Etat de 2006. Alors que le Chef du gouvernement est à New York pour l'assemblée générale des Nations unies, les militaires s'emparent du pouvoir et nomme un Premier ministre de transition issu du Parti démocrate (sic). Le coup est justifié par le caractère corrompu du Gouvernement et la promesse est faite d'organiser de nouvelles élections législatives dans les plus brefs délais.
La constitution est modifiée. Des tribunaux spéciaux sont institués. Thaksin Shinawatra est jugé par contumace (il n'est pas rentré en Thaïlande à la suite du coup d'Etat) et il est condamné pour corruption en dehors d'un cadre légal bien établi par des juges dont l’impartialité est discutable.

2006-2011 : les démocrates au pouvoir sans légitimé démocratique
Les années passent... L'exil pour Thaksin et pas d'élections. Les députés ont été nommés par la junte militaire tout comme le Gouvernement : ce sont les "jaunes", majoritairement issus du Parti démocrate et habitant à Bangkok ou des régions très touristiques comme Phuket. Ils disent représenter la lutte contre la corruption. De l'autre côté de l'échiquier politique, les "rouges", ils disent se battre pour la démocratie. Il viennent des provinces les plus défavorisées et sont des paysans ou des ouvriers d'usines de sous-traitants d'entreprises européennes ou américaines.
Il ne faut pas s'y méprendre et coller à ces mouvements une quelconque relation avec la nature monarchique du régime. Tous les thaïlandais, ou presque, aiment leur Roi qui est considéré comme une divinité. Le sujet n'est pas là. Jaunes comme rouges sont royalistes et imaginer autre chose relèverait d'une transposition inappropriées de nos modes de pensée occidentaux. Le vrai sujet est la question du développement du Royaume, tigre d'Asie, affichant fièrement 7 à 10% de croissance annuelle. Cette richesse doit-elle se concentrer à Bangkok et dans quelques stations balnéaires ou se répartir sur l'ensemble du pays ?

Les élections de 2010 : le retour au pouvoir du clan "Shinawatra"
En 2010, quatre ans le coup d'Etat et après un long mouvement de manifestation orchestré par les "rouges" ayant fait 80 morts et presque 2000 blessés, le Premier ministre "jaune", Abhisit Vejjajiva, accepte de démissionner et d'organiser les premières élections démocratiques depuis cinq ans (il y a bien eu des élections en 2007 mais sous contrôle de la junte militaire qui a imposé une majorité et démissionné de nombreux députés "rouges" en invalidant leur élection). Thaksin Shinawatra ne peut pas se présenter car il est en fuite à l'étranger depuis sa condamnation. C'est donc sa sœur Yingluck Shinawatra qui emmène le parti "rouge" aux élections législatives. Son image est très bonne dans une partie de la population : intelligente et belle, la busineswoman à succès de 45 ans marche dans les pas de son aîné. Les "jaunes" la voit uniquement comme la marionnette de son frère. Si elle joue de son nom, c'est légitime, la réduire à un rôle fantoche est très exagéré. Il s'agit bien d'une jeune femme brillante qui a ses propres idées. Parfois bonnes, parfois moins.
Sans surprise, elle remporte les élections mais on n'assiste pas au triomphe attendu : le parti "rouge" ne remporte "que" 44% des suffrages. Les démocrates font de leur côté une percée avec un score de 32%. Cela n'est pas sans conséquences : 1) Les "rouges" sont obligés de rechercher une alliance pour gouverner car, même avec une majorité absolue en sièges (265 sur 500), il eut été politiquement très compliqué de s'affranchir du vote populaire, et 2) les "jaunes" se sentent renforcés et leur coup d'Etat de 2006 légitimé (ils passent des 95 sièges de 2005 à 159). Concrètement, la nécessité d'une coalition au pouvoir n’arrange personne : les rouges sont obligés de pratiquer une ouverture contraignante vers de petits partis difficilement contrôlables et les jaunes ont moins de prise politique sur un gouvernement d'union.

2013 : le temps de la contestation du pouvoir démocratique
Les élections de 2010 ont montré une Thaïlande fracturée sociologiquement et géographiquement (cf. carte ci-dessous) : une partie "jaune" constituée de Bangkok et des zones touristiques balnéaires et une partie "rouge" rurale au nord, au centre et à l'est du pays. Alors que le rapport de force entre populations aisées et populations nécessiteuses n'a pas vraiment changé à un an et demi des élections législatives de 2015, il est assez facile de prévoir une nouvelle victoire des "rouges" aux prochaines élections : Yingluck Shinawatra n'a pas fait de bêtises, sauf peut-être cette question de la loi d'amnistie, et elle a même assez bien géré le pays (notamment la grande crue de 2011). Sa ré-élection est donc acquise... sauf coup de force d'ici là. Et c'est bien sur ça que compte les "jaunes" trop conscients de leur infériorité purement arithmétique.
Qu'est-ce que cette histoire d’amnistie ? En fait, il s'agit essentiellement de "pardonner" les personnes condamnées par les tribunaux d'exception après le coup d'Etat de 2006. Cela n'est pas forcément une mauvaise chose car il faut toujours ce méfier de ce genre de justice... Cependant, cette loi inclut le pardon du "grand frère" qui rêve ouvertement d'un retour politique dans son pays plus que d'un retour derrière des barreaux. Les jaunes accusent même le Gouvernement de n'avoir proposé cette loi que dans ce but là. Il faut dire que la question s'était déjà posée en 2012 avec une première loi d'amnistie qui avait scrupuleusement évité de pardonner Thaksin. Il est donc aisé de dire que cette deuxième n'est taillée que pour lui (ce qui n'est pas non plus tout à fait faux).
C'est donc cette deuxième loi d'amnistie qui est contestée farouchement par une partie du peuple thaï. Celle qui manifeste en ce moment. Les leaders démocrates savent bien qu'il s'agit là d'une carte maitresse dans leur jeu. A dix-huit mois des législatives, il veulent faire de cette loi un symbole de ce qu'ils appellent "le système Thaksin". Elle serait la preuve du népotisme du clan.

Quel avenir pour le Gouvernement et quelles solutions au conflit ?
A vrai dire, si Yingluck voulait "pardonner" son frère, elle n'avait pas vraiment le choix du calendrier. L'an dernier, à peine élue, le fil aurait été trop gros et elle serait passée définitivement pour le pion du frangin. Elle avait donc besoin de s'affirmer dans un premier temps. L'année prochaine, à six mois des élections, cela aurait été trop dangereux et le risque politique trop important. Il lui restait donc cette année.  Il n'y a donc pas vraiment d'erreur sur le moment choisi. C'était maintenant ou jamais...
Jamais en effet car il est possible de s'interroger sur la nécessité de ce pardon. Thaksin rêve de redevenir Premier ministre. C'est impossible. La Thaïlande a besoin d'unité. Il est devenu le symbole de la division. Qu'on le considère vertueux ou corrompu, que son procès fut truqué ou pas, et que son éviction fut un scandale absolu pour la démocratie ou non, son retour ferait courir au Royaume un risque réel de guerre civile. Ce risque, personne ne voudra le prendre. Heureusement.
La véritable solution au problème résidait peut-être ailleurs. En effet, n'eut-il pas été possible d'annuler simplement les jugements de 2006 et de rejuger, selon les canons modernes d'une justice d'Etat de droit, les personnes condamnées ? Pardonner revient en fait à légitimer les jugements décidés après le coup d'Etat. Les effacer et reprendre les procédures à zéro eut été un message fort aux putchistes... Cependant le risque de voir Thaksin condamné était peut-être trop important pour que cette solution, pleine de sagesse et défendue par de nombreux juristes thaïlandais, puisse prendre le dessus. Peut-être Thaksin n'eut-il pas été condamné à une peine aussi sévère qu'en 2006 bien sûr, mais une peine pour corruption quand même. Au Siam, même symbolique, une telle peine est rédhibitoire en politique (contrairement à chez nous...)

La suite du conflit...
Pour une chimère voici donc le Royaume de l'éléphant condamné à une nouvelle crise politique. Il n'y a que deux mauvaises solutions à une sortie de crise provisoire : 1) la dissolution du parlement avec de nouvelles élections, les "rouges" gagneront et nous retournons en 2011, 2) un coup d'Etat pour remettre les "jaunes" au pouvoir et nous nous retrouvons en 2006. L'histoire tourne en rond.
En fait, les thaïlandais ont des problèmes que nous n'avons plus en Europe : ceux relatifs à la redistribution de la croissance. Il serait temps d'accepter la modernisation du pays et d'aller de l'avant. C'est difficile pour le seul pays du sud-est asiatique qui n'a jamais connu la colonisation et qui est donc ancré dans sa tradition. Les élites soutenues par l'armée doivent comprendre que les aspirations du peuple sont légitimes, les richesses doivent se partager (à minimum), et de l'autre côté, M. Shinawatra, même s'il est encore jeune (64 ans), doit maintenant passer la main. Aucune personnalité ne mérite qu'une guerre civile ne soit menée pour son nom."

Xavier Colombier.  http://bluethai.blog.lemonde.fr/

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